Assises de la culture Les Arts et la Culture, ouverture sur le monde M. Mohamed Berrada Rabat Sofitel - 5 octobre 2019


Est-ce prudent d’inviter un économiste ou un financier à cette table ronde sur la culture ? Ne risque t il pas de poser des questions sur sa rentabilité, si c’est un investissement ou une dépense sèche, excessive, une gabegie, et vous demander ce qu’on à gagner avec les politiques culturelles…

Il vous rappellerait probablement qu’Adam Smith, le père de l’économie moderne, classe lui-même  la culture parmi le secteur improductif !

Et il conclurait que c’est pour cette raison que le budget de la culture n’a jamais dépassé 1% du budget de l’État, qu’il est considéré souvent comme la variable d’ajustement  dans les politiques publiques dans un contexte où les équilibres macroéconomiques constituent la priorité. 

Personnellement,  j’ai connu cela dans le passé.

Pourtant, plus que jamais nous avons besoin de culture. Cicéron disait qu’un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. Et la culture de l’âme, c’est la philosophie.

L’homo économicus a besoin de s’évader dans des fictions fournies par la lecture, le cinéma ou l’audiovisuel. L’individu a soif de connaissances devenues aujourd’hui source de pouvoir. Et la connaissance se nourrit par l’échange, par la coexistence des différences et l’équilibre des opposés. Par le jeu de la mondialisation et de l’internet, « la culture de la culture » prend une allure universelle.

Alors dans quelle mesure la culture pourrait être un facteur de croissance ?

Permettez-moi de formuler 3 réflexions à ce propos :

- Ma première réflexion concerne le rôle de l’artiste. Ce qu’on partage, au-delà des histoires et des pratiques de chacun qui sont différentes, c’est une même exigence :c’est que la création artistique ne soit pas refermée sur elle-même, mais s’ouvre à toutes sortes de questions. La culture ne vit pas en vase clos. L’approche sectorielle conduit bien souvent à l’échec.

Ainsi, être artiste, ce n’est pas simplement produire des objets, c’est avancer des idées, prendre des positions, donner forme à des émotions et à des colères, travailler pour faire  

évoluer la société. L’artiste a son mot à dire sur le modèle de développement à mettre en œuvre, suite à l’appel de Sa Majesté. 

Et dans toute approche du développement, il faut privilégier une vision globale et complexe. Complexe ne veut pas dire compliqué pour reprendre la théorie de la complexité de mon ami Edgar Morin ! 

Car en fait, comme disait Pascal, toute chose est liée liante, causée causante. Le développement est la résultante de la mise en musique de tous les aspects de la vie économique, sociale, politique, géographique, culturelle, et historique de la nation, en assurant la cohérence de l’ensemble, en les reliant entre eux. Je dis bien re-lier. Le re exprime une rétroactivité entre les parties, un concept emprunté à la cybernétique.

Autant d’éléments qui font ce qu’on appelle le capital immatériel d’une nation.

- d’où ma seconde réflexion : Notre société souffre de deux maux essentiels : le chômage des jeunes, en particulier les diplômés, et l’aggravation des inégalités. Et l’un alimente l’autre. Le taux de chômage atteint 26% chez les jeunes diplômés, alors qu’il n’est que de 4,50% chez les sans diplômes. C’est que les structures de notre économie n’ont pas évolué suffisamment pour être en mesure d’absorber les jeunes compétences. Malgré un taux d’investissement  supérieur à 32% du PIB, l’investissement  ne crée pas suffisamment de croissance et d’emploi.

Notre croissance est de mauvaise qualité ! Elle est irrégulière, insuffisamment inclusive et mal répartie. Or sait qu’une croissance faible génère des inégalités dans la mesure où le facteur capital se trouve mieux rémunéré que le facteur travail.

 En fait la raison profonde de cette situation provient de la faiblesse de l’évolution de la productivité. Moins de 0.20% par an depuis bien longtemps. Or la productivité découle d’une combinaison ingénieuse entre le capital matériel et le capital immatériel, avec ses trois composantes : le capital humain où la culture joue un rôle majeur,  le capital institutionnel et le capital social.

Je ne pense pas qu’on soit tous conscients de l’influence de la culture sur la productivité des facteurs.

- et j’en arrive à ma troisième réflexion. Éducation et Culture sont profondément reliées. Moins d’éducation, moins de culture. Vous le savez, notre système éducatif laisse à désirer. Après plus de 60 ans d’indépendance, 34% de la population est encore analphabète. On annonce que 100% des enfants de 6 ans entrent en primaire. Mais 30% l’abandonnent au bout de 3 ans.

 On oublie que l’éducation de l’enfant commence à la crèche et se poursuit au préscolaire. Mais tout le monde n’a pas cette chance.

Si c’est à ces âges que l’intelligence humaine se déploie en grande partie, c’est aussi à ces âges que les inégalités se créent, rendant plus incertain le processus de démocratisation de la culture, tant souhaité !

 Les écarts observés selon les niveaux de revenu et d’éducation ou selon les catégories sociales s’élargissent alors que le lien social dans notre pays s’estompe. La culture se noie allégrement dans le social, et les inégalités sociales se conjuguent avec les inégalités culturelles.

En fait, il faut le reconnaitre, le modèle néolibéral dominant actuel montre des signes d’essoufflement, un peu partout dans le monde. On voit apparaitre ici et là une remise en question du modèle avec des mouvements comme le Brexit, la montée du nationalisme et du populisme, les interventions tonitruantes de Trump….

 S’il a été porteur de croissance pendant un temps, il a engendré aussi des crises économiques et sociales et des inégalités à des niveaux jamais atteints auparavant.

Crise économique et sociale…mais en réalité c’est à une crise de civilisation qu’on assiste, où le matérialisme, la finance et la recherche du profit dominent désormais les valeurs morales et spirituelles qui ont toujours marqué dans le passé notre société.

 La monnaie est devenue reine, et l’homme en est l’objet, envahissant même sur le monde culturel.

La recherche du profit !

Cela s’est transposé aussi sur notre système d’enseignement ! Nous formatons les jeunes. On en fait des robots. On assiste ainsi à la lente disparition de disciplines de culture générale qui ouvrent l’esprit pour la compréhension du monde, comme la philosophie, la sociologie, l’histoire, la littérature, la poésie, la musique, le chant ou le théâtre, et même le sport…pour laisser la place aux matières quantitatives…dont les seuls objectifs sont la performance économique et financière de nos entreprises….

Or ces disciplines visent l’épanouissement de l’individu et donc agissent indirectement sur la productivité industrielle. On produit mieux quand on est épanoui ! Et l’épanouissement est source de créativité. Et dans les profondeurs de l’épanouissement et de la créativité, on trouve l’amour, l’amour de soi, l’amour des autres, l’amour de l’humanité, l’amour de la nature.

« Épanouissement – créativité – amour »  constituent l’âme de la culture.

L’épanouissement se déploie aussi par l’ouverture à la langue et donc à la culture de l’autre. C’est pourquoi nous devons construire une lecture du monde par la sensibilisation aux langues. 

La diversité linguistique est une richesse pour nos étudiants mais surtout pour tous les élèves, et cela dès le préscolaire.

Permettez moi de vous relater une expérience qui éclaire la puissance de  la relation entre « éducation, culture, épanouissement et amour », une expérience menée au sein de notre complexe social et culturel Oum Keltoum de sidi moumen, auprès de nos 2.000 enfants, depuis la crèche jusqu’au préscolaire, enfants en majorité issus de familles en situation précaire.

Une expérience où l’éducation se fait par les  jeux,  complétée par des formations de musique, de chant, danse et théâtre, où l’anglais s’apprend à travers les chansons. Une éducation où une place est aussi accordée  au respect de la nature et aux bases de la protection de l’environnement,  par des exercices  d’apprentissage dans un jardin botanique.

Nos enfants de ce fait sont épanouis. Ils sont parfois réticents à quitter l’institution en fin de journée.

 Le problème est que bien souvent, ce qu’ils ont appris dans la journée, ils en perdent une partie le soir à la maison de par l’analphabétisme des parents. En matière d’éducation, le rôle de la mère est essentiel. C’est pourquoi nous avons organisé des classes d’alphabétisation pour les femmes au sein de notre complexe.

 L’engouement a été manifeste. En 3 ans, ces femmes sont sur ordinateur. Pour exprimer leur passion pour  l’éducation et  marquer leur liberté de penser et d’agir dans leurs relations avec leurs conjoints, Ils montent une pièce de théâtre. La leçon à tirer, c’est que  l’égalité entre les hommes et les femmes se gagne plus fermement par l’éducation et la culture.

Manifestement, mesdames messieurs,  l’apprentissage culturel est un facteur essentiel du développement, mais il obéit, comme on vient de le voir,  à un processus complexe. Attacher une attention plus grande aux relations entre les parties, qu’aux parties elles-mêmes.

Plus  le niveau culturel est élevé, plus la richesse collective est élevée, d’où l’enjeu de la démocratisation culturelle, un enjeu social mais aussi économique.

Alors, si la culture est un facteur de productivité, la productivité est un facteur majeur de la croissance. Et c’est dans ce contexte que le capital culturel s’intègre de manière harmonieuse dans le capital économique, et que la culture devient un facteur essentiel du développement. 

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